Tensions avec la France, blessures du passé, défis économiques… ce qu’il faut retenir de l’entretien exclusif d’Abdelmadjid Tebboune !

Face à une crise diplomatique sans précédent, Abdelmadjid Tebboune brise le silence. Dans un entretien exclusif accordé au journal L’Opinion, le président algérien revient sans détour sur les tensions avec Paris, les blessures du passé et les défis économiques qui façonnent l’avenir de son pays. Entre regrets, mises en garde et volonté de dialogue, il livre sa vision d’une relation franco-algérienne plus que jamais sous pression.

Publié : 3 février 2025 à 14h37 par La rédaction

Abdelmadjid Tebboune
Crédit : Abdelmadjid Tebboune - Facebook

Les relations entre la France et l'Algérie traversent une période de turbulences sans précédent. Entre désaccords diplomatiques, tensions historiques et enjeux économiques, les échanges entre les deux pays se sont considérablement détériorés ces derniers mois. Dans un entretien exclusif à L’Opinion, le chef d’Etat algérien Abdelmadjid Tebboune analyse la situation et revient sur les points de friction qui entravent le dialogue.

Une crise diplomatique sans précédent

Depuis six mois, les relations entre Alger et Paris se sont envenimées, atteignant un niveau de tension rarement observé depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. À l’origine de cette crise, la reconnaissance par Emmanuel Macron de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Une décision qui, selon Abdelmadjid Tebboune, a marqué un tournant dans les échanges entre les deux pays.

« Nous avons parlé avec le président Macron plus de 2 heures 30 en marge du sommet du G7 à Bari… Il m'a alors annoncé qu’il allait faire un geste pour reconnaître la marocanité du Sahara occidental », explique le président algérien, précisant qu’il avait mis en garde son homologue français contre une « grave erreur » en lui rappelant « vous n’allez rien gagner et vous allez nous perdre ».

Boualem Sansal, un symbole d’instrumentalisation politique ?

Autre point de crispation, l’incarcération de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal. Son cas a suscité une vive réaction en France, certains y voyant une atteinte à la liberté d’expression. Le Parlement européen a même adopté une résolution pour exiger sa libération. Mais pour Abdelmadjid Tebboune, cette mobilisation est avant tout un outil de pression politique : « Boualem Sansal n’est pas un problème algérien. C’est un problème pour ceux qui l’ont créé. » Il évoque des liens entre l’écrivain et des personnalités politiques, et souligne qu’il ne bénéficie de la nationalité française que depuis cinq mois.

Le président algérien rejette ainsi toute ingérence et rappelle que son pays applique ses lois : Boualem Sansal est sous mandat de dépôt, pris en charge médicalement, et sera jugé selon les procédures en vigueur.

L’aide au développement : une fausse polémique ?

Les tensions se sont également ravivées autour de l’aide au développement française accordée à l’Algérie. L’eurodéputée Sarah Knafo a récemment demandé sa suppression, arguant qu’il était inutile de financer un pays qui n’en a pas besoin. Une déclaration qui a fait bondir Tebboune : « Cela relève d’une profonde méconnaissance de l’Algérie. C’est de l’ordre de 20 à 30 millions par an ». Il rappelle que son pays possède un budget annuel de 130 milliards de dollars et n’a aucune dette extérieure. Mieux encore, il met en avant la politique d’investissement algérienne en Afrique, avec « 6000 bourses africaines » d’études pour les étudiants africains et des projets d’infrastructures colossaux, comme la route reliant l’Algérie à la Mauritanie.

Selon lui, l’aide française ne représente donc qu’une goutte d’eau et sert avant tout les intérêts d’influence de la France. « Nous n’avons pas besoin de cet argent qui sert avant tout les intérêts d’influence extérieure de la France ».

Mémoire et accusations de « rente mémorielle »

Le contentieux mémoriel entre la France et l’Algérie reste un sujet particulièrement sensible. Certains responsables politiques reprochent à Alger de faire de l’histoire un instrument de pression. Une critique balayée par le président algérien, qui souligne l’importance du devoir de mémoire.

« Honorer ses ancêtres, laisser en paix les âmes de nos martyrs… Jusqu'à aujourd'hui, la France commémore encore ses soldats et résistants tombés dans la guerre contre l’Allemagne... Et vous voudriez nous interdire d'effectuer notre propre travail de mémoire? … Nos résistants ont été massacrés par centaines de milliers. Cette colonisation fut bien plus sanglante que la conquête des pays d'Afrique subsaharienne et la période des protectorats en Tunisie et au Maroc », a-t-il dit. 

Les déclarations du Rassemblement National dénoncées

La montée de figures politiques françaises aux discours hostiles envers l’Algérie suscite également des réactions de la part du président algérien. Il fustige les propos de Marine Le Pen, qui a suggéré d’appliquer à l’Algérie des sanctions économiques similaires à celles imposées par Donald Trump à la Colombie. « Ce sont des 'analphabétises'… Je m'interroge sur la manière dont Madame Le Pen va s'y prendre si elle parvient au pouvoir : veut-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ? », s’indigne-t-il.

Mais au-delà des désaccords diplomatiques, c’est le climat politique en France qui inquiète le président algérien. Il s’étonne de voir certaines figures de l’extrême droite prendre une place grandissante dans le débat public et critique ouvertement la montée de la droite nationaliste en France. Il s’en prend notamment à Jordan Bardella, qu’il qualifie de « petit jeune du Rassemblement National », dénonçant ses propos sur l’Algérie, qualifiée de « régime hostile et provocateur ». Pour Abdelmadjid Tebboune, ces discours ne font qu’envenimer les tensions et reflètent une vision réductrice de l’Algérie, entretenue par certains politiques en quête de popularité.

Les critiques affichées par d’autres responsables politiques alimentent également ce malaise. Éric Ciotti, député des Alpes-Maritimes et président des Républicains, n’a pas hésité à qualifier l’Algérie d’« État voyou », des propos jugés inacceptables par le chef d’Etat algérien, qui voit dans ces attaques un moyen de se positionner politiquement en jouant sur les tensions avec l’Algérie. Pour lui, ces déclarations ne font qu’attiser les incompréhensions et compliquer toute reprise du dialogue.

Le président algérien met en garde contre la montée de ces courants populistes et leur influence sur les relations bilatérales : « Et ces personnes aspirent un jour à diriger la France... »

Bruno Retailleau : une hostilité assumée ?

Parmi les personnalités politiques les plus virulentes à l’égard de l’Algérie, Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, n’échappe pas aux critiques d’Alger. Ce dernier a récemment durci son discours, notamment sur la question des expulsions d’Algériens en situation irrégulière en France. Mais pour Abdelmadjid Tebboune, son attitude s’apparente davantage à une posture politique qu’à une réelle volonté de dialogue.

Le président algérien ne mâche pas ses mots à son sujet : « Tout ce qui est ‘Retailleau’ est douteux compte tenu de ses déclarations hostiles et incendiaires envers notre pays. » Il critique notamment la tentative du ministre de forcer l’expulsion d’un influenceur algérien de France, qualifiant son action de coup politique : « Bruno Retailleau a voulu faire un coup politique en forçant son expulsion. Il vient d'être retoqué par la justice française qui n'a pas justifié l'urgence absolue de sa mesure d'expulsion. »

Ce bras de fer illustre, selon Abdelmadjid Tebboune, une volonté de certains responsables français d’utiliser l’Algérie comme un sujet électoraliste pour asseoir leur popularité auprès de certaines franges de l’opinion publique. Mais il rappelle que la coopération ne peut être à sens unique et attend de la France qu’elle accède également aux demandes algériennes en matière d’extradition : « Nous aimerions aussi que la France accède à nos demandes d'extradition comme l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne. Or, curieusement, nous constatons que Paris donne la nationalité ou le droit d'asile à des personnalités qui ont commis des crimes économiques ou qui se livrent à de la subversion sur le territoire français. Certains, d'après nos informations, ont même été recrutés par vos services comme informateurs. »

Immigration et accords de 1968 : un point de friction récurrent

La question de l’immigration reste au cœur des tensions entre les deux pays. La France adresse chaque année environ 10 000 demandes de laissez-passer consulaires pour expulser des Algériens en situation irrégulière. Mais selon le président algérien, de nombreux étrangers se font passer pour des Algériens en détruisant leurs documents, compliquant ainsi leur identification.

Concernant les accords de 1968, qui régissent la circulation et le séjour des Algériens en France, le président algérien estime qu’ils sont régulièrement utilisés comme un prétexte par certains responsables français. « Ces accords ont été révisés plusieurs fois et sont aujourd’hui une coquille vide. Certains les attaquent pour, en réalité, remettre en cause les accords d'Évian et l’histoire de notre indépendance. »

L’avenir des relations avec la France et l’Europe

Malgré ces tensions, Abdelmadjid Tebboune se dit ouvert au dialogue, à condition que des « déclarations politiques fortes » viennent clarifier la position de la France. Il souligne que l’Algérie entretient d’excellentes relations avec plusieurs pays européens, notamment l’Italie, qu’il qualifie de « partenaire fiable ».

Il insiste également sur l’importance de la coopération en matière de sécurité, notamment dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Cependant, il se montre inflexible sur la gestion des djihadistes franco-algériens. « Nous ne reculerons jamais face aux terroristes, qu'ils viennent de Syrie ou d’ailleurs. Mais il appartient à la France de traiter les cas de ceux qui se sont radicalisés sur son sol. »

L’Algérie, une puissance économique émergente ?

Sur le plan économique, Abdelmadjid Tebboune affiche un optimisme assumé. Il affirme que l’Algérie est en bonne voie pour devenir un pays émergent d’ici deux ans. « Si Dieu le permet, peut-être dans deux ans maximum, l’Algérie sera un pays émergent du niveau des pays du Sud de l’Europe avec un PIB de plus de 400 milliards de dollars. »

Parmi les priorités du gouvernement, il cite la fin de la crise du logement, la sécurisation de l’approvisionnement en eau et la réduction des importations de matières premières. Il met également en avant les investissements étrangers, notamment chinois, qui jouent un rôle clé dans le développement de son pays.