Rachid Taha : « Français tous les jours, Algérien toujours » !
De Lyon à Paris, de Douce France à Ya Rayah, Rachid Taha a imposé sa voix rebelle comme celle d’une génération. Entre rock, raï et engagement, il a fait de la musique une arme contre le racisme et un hymne au métissage.
Publié : 29 août 2025 à 13h23 par La Rédaction
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Rachid Taha fait irruption sur la scène musicale française au début des années 1980 comme le leader charismatique du groupe Carte de Séjour, fondé à Lyon en 1981. Fils d’immigrés algériens arrivé enfant en France, il incarne alors la « génération beur » souvent marginalisés dans la société de l’époque. Avec Carte de Séjour, Rachid Taha crée un « rock beur » percutant en mélangeant la fougue du punk-rock aux rythmes du raï et du chaâbi algériens. Cette fusion musicale inédite s’accompagne d’un message fort : « On est ici chez nous », clament-ils, affirmant ainsi l’ancrage des enfants d’immigrés en France.
Rachid Taha devient vite le porte-drapeau des jeunes Français d’origine maghrébine de seconde génération, apportant leur cri d’existence de la banlieue lyonnaise jusqu’à la sphère publique.
La formation se fait connaître du grand public en 1986 grâce à une reprise aussi audacieuse qu’ironique de “Douce France” de Charles Trenet. En reprenant ce chant patriotique de 1943 avec des instruments orientaux (oud, derbouka) mais sans changer un mot des paroles, Rachid Taha donne à “Douce France” un second degré mordant : chantée par des enfants d’immigrés, la célèbre ode au « cher pays de mon enfance » devient un pied de nez à l’intégration forcée. Le véritable sens de cette reprise sur scène : il l’interprète avec une ironie grinçante qui choque une partie du public, au point que le titre sera même banni des ondes à sa sortie.
Si la provocation en dérange certains, elle impose Carte de Séjour comme un groupe engagé et emblématique. Le single “Douce France” sera distribué aux députés à l’Assemblée nationale pour protester contre les lois Pasqua sur l’immigration, et résonnera lors des meetings de la campagne présidentielle de 1988 de François Mitterrand – preuve que la version de Rachid Taha est devenue un hymne officieux d’une jeunesse française métissée et antiraciste. « Français tous les jours, Algérien toujours », aimait dire Rachid Taha pour revendiquer cette double identité qu’il portait fièrement.
Dès ses débuts, Rachid Taha affiche ainsi un militantisme culturel affirmé. Sur l’album Rhorhomanie, le groupe dénonce par exemple le racisme ordinaire qui empêche les Noirs et les Arabes d’entrer en boîte de nuit. Lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, leur musique accompagne la lutte des enfants d’immigrés pour la reconnaissance.
Le jeune chanteur, encore ouvrier le jour, consacre déjà ses nuits à clamer les espoirs et la révolte de toute une génération issue de l’immigration.
Avec sa crinière ébouriffée et son énergie punk, Rachid Taha électrise la scène rock française, prouvant que des rythmes orientaux et des textes contestataires ont toute leur place dans le paysage musical hexagonal.
La carrière solo : fusion rock-raï et succès internationaux
À la fin des années 1980, Rachid Taha s’installe à Paris et se lance en solo avec la même fougue créative. Il demeure fidèle à ses premières amours punk et rock, tout en y infusant davantage de sonorités orientales.
Dès 1993, il signe le brûlot “Voilà, voilà”, une chanson qui fustige la résurgence de la xénophobie en France : « Étranger, tu es la cause de nos problèmes / Moi je croyais qu’c’était fini / Mais non, mais non, ce n’était qu’un répit » chante-il, désabusé, constatant le retour des discours d’extrême droite.
Inlassable, le chanteur dénoncera jusqu’au bout la montée des discours xénophobes, faisant de la lutte contre le racisme un fil rouge de son œuvre.
« La révolte chevillée au corps », Rachid Taha refusera toujours les étiquettes et continuera d’écrire en arabe dialectal sur des riffs électriques, léguant un patrimoine culturel et militant unique en son genre.
Sur la scène musicale, les années 1990 consacrent Rachid Taha comme un pionnier de la fusion rock-électro-orientale. Entouré du producteur anglais Steve Hillage (ex-guitariste du groupe Gong) avec qui il collabore de longue date, il expérimente des mariages inédits entre l’électricité occidentale et le groove maghrébin. L’album Olé Olé (1995) explore par exemple des arrangements hybrides, tandis que Diwan (1998) rend hommage aux classiques du répertoire arabo-oriental. C’est dans Diwan que figure “Ya Rayah”, reprise d’une célèbre chanson chaâbi de l’Algérien Dahmane El Harrachi. Avec Ya Rayah, véritable hymne des exilés algériens rêvant du pays natal, Rachid Taha rencontre un immense succès transgénérationnel.
Au-delà du succès populaire, Rachid Taha fait entrer au patrimoine commun de la chanson française ce chef-d’œuvre du chaâbi, accomplissant un travail de transmission culturelle entre les générations et « entre les deux rives de la Méditerranée ».
En 1998, Rachid Taha confirme son statut d’artiste majeur de la world music en France en rejoignant ses amis Khaled (le roi du raï) et Faudel (jeune étoile montante) pour un concert historique à Paris-Bercy. Le spectacle “1, 2, 3 Soleils” voit les trois chanteurs franco-algériens interpréter ensemble le meilleur de leurs répertoires, de Abdel Kader à Ya Rayah, accompagnés d’un grand orchestre mêlant instruments traditionnels et modernes.
Devant une salle comble, ce show célèbre la richesse de la musique algérienne et son crossover avec le rock et la pop. L’engouement est tel qu’un album live sera publié dans la foulée pour immortaliser l’événement. « C’était le premier concert nord-africain à bénéficier d’une vraie couverture médiatique en France », soulignera plus tard Rachid Taha, fier d’avoir contribué à braquer les projecteurs sur cette culture longtemps reléguée aux marges.
Malgré l’étiquette raï qu’on lui accole, l’artiste revendique alors haut et fort son amour du chaâbi, style populaire algérois qu’il considère comme un cousin du blues et du rock. « Ce n’est pas du raï… Je suis plutôt un “Rai Cooder” ! Je mixe mes influences », s’amuse-t-il, allusion au guitariste Ry Cooder connu pour ses fusions world. Le ton est donné : Rachid Taha n’a jamais cessé de brouiller les frontières musicales.
Au fil des années 2000, il multiplie les créations audacieuses, toujours sur le fil entre modernité et patrimoine. L’album Made in Medina (2000) propose une explosante potion chaâbi-rock enregistrée entre Paris, Le Caire et la Nouvelle-Orléans.
En 2004, l’album Tékitoi ? reçoit un excellent accueil critique et marque les esprits avec une reprise survitaminée du classique punk “Rock the Casbah” du groupe The Clash.
Puis Zoom (2013), son dernier album de son vivant, revient à un son plus rock en faisant cohabiter des hommages inattendus à Elvis Presley et à la diva Oum Kalthoum – preuve qu’il pouvait convoquer dans un même élan l’Orient et l’Occident, la tradition et la modernité.
En 2016, l’ensemble de sa carrière hors norme est salué par une Victoire de la Musique d’honneur, récompense prestigieuse venant consacrer son apport à la chanson française.
Jusqu’au bout, Rachid Taha sera resté prolifique : il travaillait encore sur un nouvel album au moment de son décès, un disque posthume intitulé Je suis Africain qui sort en 2019 et dont le titre symbolise une ultime profession de foi universaliste.
Un artiste engagé, entre deux rives, et une influence durable
Au-delà des disques et des concerts, l’héritage de Rachid Taha est profondément culturel et sociétal. Tout au long de ses quarante ans de carrière, il s’est servi de la musique comme d’une tribune pour défendre la diversité et l’égalité. Ses textes, souvent engagés, abordent non seulement l’immigration et le racisme en France, mais aussi les injustices sociales de part et d’autre de la Méditerranée. Dans ses interviews et chansons, il dénonçait autant la montée de l’intolérance en Europe que la censure et la dictature dans le monde arabe.
Cette liberté de ton, Rachid Taha l’a payée d’une certaine incompréhension dans son pays d’accueil : « Il ne faut pas réduire Rachid Taha à une communauté : il n’a jamais été reconnu en France à la hauteur de son apport », regrette l’historienne Naïma Yahi sur médiapart, soulignant que son succès fut plus grand à l’étranger qu’en Hexagone.
Sur scène, Rachid Taha dégageait le charisme des plus grands rockeurs, alliant l’attitude frondeuse d’un Joe Strummer à la générosité d’un chanteur de raï. Le public se souvient de performances enflammées, comme ce concert de 2002 à Londres où, tout de noir vêtu, il terminait à genoux après avoir harangué la foule en proclamant : « Black and white, the same ; Arabes et Juifs, kif-kif », scandant l’unité au-delà des appartenances.
Cette capacité à rassembler les gens par la musique faisait de lui une figure à part. Le musicien anglais Damon Albarn (Blur, Gorillaz), qui l’invita fréquemment sur son projet Afro-européen Africa Express, a d’ailleurs décrit Rachid Taha comme « une personne magnifique, espiègle et pétillante, toujours généreuse de son temps. Je l’adorais et j’ai toujours pris plaisir à jouer avec lui ».
Pour Jack Lang, ancien ministre de la Culture français, Rachid Taha était rien de moins que « l’esprit de cette France arc-en-ciel et tolérante », un artiste talentueux et atypique qui incarnait l’idéal d’une fraternité militante en actes.
Les témoignages après sa disparition en 2018 ont afflué, saluant un homme de cœur autant qu’un musicien d’exception : « Rachid Taha était un grand artiste, mon ami et mon frère, il restera dans mon cœur pour la vie », a notamment écrit le chanteur Axel Bauer, résumant l’attachement que beaucoup lui portaient.
En France, l’apport de Rachid Taha à la musique maghrébine et à la culture de l’immigration est inestimable. En mêlant le rock rebelle et la poésie de l’exil, il a prouvé que ces univers pouvaient non seulement coexister, mais s’enrichir mutuellement. Il a apporté une visibilité nouvelle aux musiques du Maghreb, popularisant des styles comme le raï et le chaâbi auprès d’un large public non initié. Son œuvre a servi de pont entre les générations : les parents immigrants se reconnaissaient dans les mélodies nostalgiques qu’il revisitait, tandis que leurs enfants se retrouvaient dans l’énergie moderne et revendicative qu’il insufflait à ces héritages. Icône d’une culture métissée, Rachid Taha a prouvé par l’exemple qu’on pouvait être « Français tous les jours et Algérien toujours » sans renoncer à aucune part de son identité.
Artiste engagé jusqu’au bout des cordes vocales, il lègue un message d’ouverture, de tolérance et de fierté identitaire qui résonne encore dans la société française contemporaine. Ses chansons – de Douce France à Ya Rayah, de Voilà, voilà à Rock El Casbah – continuent de faire danser et réfléchir, témoignant de la puissance fédératrice de sa musique. À la fois chantre du métissage musical et militant de la diversité, Rachid Taha aura marqué l’histoire culturelle franco-maghrébine de son empreinte indélébile.
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