Hommage à Farid Aïchoune par Nacer Kettane

25 février 2022 à 9h43 par Nacer K.

Farid Aïchoune

Il faudrait des jours, des nuits entières pour dire, raconter la vie, LES VIES de Farid Aïchoune.

Sa gouaille de titi parisien ne résonnera plus dans les rues de Barbès, son célèbre « Jemah liman » (le « par toutatis » kabyle) ne crèvera plus le ciel de Belleville et de Ménilmontant, tel l’oracle béni des luttes de l'immigration.

Belcourt accrochée au cœur, arborée à sa vie comme un havre permanent où il se ressourcait au rythme de la musique chaâbi : ces mélodies envoûtantes enfouies dans les tripes et émergent tel un raz-de-marée, un tsunami redoutable emportant tout sur leur passage.

Invoquant tour à tour les maîtres adulés M’hamed Hadj el Anka Et son célèbre « Subhane allah ya latif », Akli Yahiaten unissant l'immigration algérienne au son « d’El Menfi » et de « Ya moujarab », et surtout Dahmane El Harrachi (« Dahmane » comme il aimait l'appeler en nous régalant de ses mimiques légendaires : cigarette au coin des lèvres, moustache lissée comme une marque de fabrique et les doigts accrochant les cordes de sa guitare, comme pour faire durer le plaisir le plus longtemps possible, et « accoucher » de « Ya rayah » le titre culte de Dahmane, auquel Rachid Taha, qui passait des soirées entières chez Farid, donnera une renommée et un retentissement mondiaux.

Farid Aïchoune était un volcan en éruption permanente, une fontaine où l'on s'abreuvait constamment avec le désir goûlu que ça ne s'arrête jamais !

Avec Abdelmalek Sayad et Saïd Bouziri, Farid Aïchoune fait partie de ces monstres sacrés qui ont imprimé aux mouvements et la justice sociale leurs empreintes indélébiles.

Des entrailles de la société française, ils ont fait surgir les questionnements et les débats qui aujourd'hui encore, interrogent la France dans son passé, son présent, son futur.

Des luttes anticoloniales aux révoltes contre les dictatures postindépendance et néocoloniales, au cœur des solidarités syndicales et politiques, Farid Aïchoune s’organisait et dénonçait au sein du mouvement des travailleurs arabes (MTA) en compagnie de Saïd Bouziri, El Yazami, Moktar, Amar Daboussi entre autres, l’oppression dont étaient victimes à nouveau les peuples qui avaient arraché dans le sang leur indépendance ou comme le peuple palestinien, saigné aux quatres veines, exilé sur sa propre terre.

Durant les années 70 et le début des années 80, la France connaîtra une période honteuse et dramatique de discriminations, ratonnades, bavures et crimes racistes.

Face à ces racismes postcoloniaux, la riposte s'organise autour de grèves de la faim, de manifestations des sans-papiers, de luttes syndicales d'un nouveau genre.

Le couple Bonnet-Poniatowski usait et abusait des coups de poings dévastateurs et les enragés-engagés de l'immigration faisaient front avec « Sans frontières », le premier journal des jeunes issus de l’immigration.

Véritable cheville ouvrière, éditoriale et rédactionnelle, Farid Aïchoune, tel un porte-avion, faisait décoller  mille et une tribunes, articles, billets d'humeur, enquêtes qui, bien avant l'heure, avaient le don de rendre visible et lisible un pan de la société qu'une France en voie de « lepénisation » ne voulait ni voir ni écouter.

Passage obligé d'acteurs et de militants dévoués et décidés, le journal de la rue Stephenson et de l'église Saint Bruno, toute proche, voyait se succéder Fellag (la règle et l'exception), Kateb Yacine (Mohamed, prends ta valise), la troupe Kahina (pour que les larmes de nos mères deviennent une légende)…

Dans Sans Frontières comme dans Baraka, dont il assura la direction de publication, Farid Aïchoune était le garant d'une liberté de ton, sans contrainte ni censure le tout empreint d'un professionnalisme rigoureux.

S'ensuit alors dans sa période Nouvel Observateur où il excellera par sa connaissance des dossiers (banlieues, police, justice, islam). Farid Aïchoune était une rédaction à lui tout seul, et fort de ses colères homériques, il a irrigué et illuminé des équipes qui le respectaient.

Jean Daniel lui-même ne s'y était pas trompé en reconnaissant en Farid l'un des « siens » à plus d'un titre.

Farid Aïchoune a été un inspirateur, un mentor, une boussole pour nombre d'acteurs, de militants, d’humanistes.

Radio Beur, Au nom de la mémoire, l'Agence Im’media, la marche, les différents collectifs, etc, tous venaient chercher chez Farid un avis, une info, un accord voire une bénédiction.

Il a considérablement contribué à faire en sorte que le 17 octobre 1961 resurgisse des mémoires en compagnie d'Élie Kagan, lui qui avait été arrêté à l'âge de 9 ans par la police française pendant ces journées, incarnera cette exigence de justice mémorielle reprise par la suite.

Farid Aïchoune était un « homme sain » pour reprendre la formule d'un de ses amis.

Au-dessus de la mêlée, consensuel son franc-parler fort et vrai, obligeait à l'écoute , à la réflexion.

Ce "miss n’tmurt" (enfant du pays), descendant des montagnes de Jijel, des odeurs et des couleurs de la Casbah, des terrasses de Belcourt évoluait comme un poisson dans l'eau dans ce Barbès mythique, eldorado trompeur des rêves et des utopies de l'immigration.

Résister, changer le monde, aimer son prochain, tel était le leitmotiv de ce géant de la fin du 20ème siècle.

Il tire sa révérence alors que la multilatéralité vole en éclats, que la xénophobie mondiale refait surgir le spectre d'idéologies fascisantes, que des murs sont érigés en cache-sexes des égoïsmes et des lâchetés de nos gouvernants. Les crises, les fractures, les inégalités n'ont jamais été aussi criantes.

Farid Aïchoune, animateur d'un monde qu'il voulait apaiser et réconcilier nous laisse face à un futur plein d'interrogations.

Ses réponses nous manqueront !