Du chaâbi des foyers au rap des cités : la musique maghrébine, mémoire de l’immigration en France !
De la nostalgie des foyers aux rythmes du rap, la musique maghrébine raconte soixante-dix ans d’exil, de lutte et d’identité.
Publié : 1er août 2025 à 21h40 par La Rédaction
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Au fil des décennies, la musique maghrébine a porté l’écho des rêves, des douleurs et des combats des immigrés en France. En septembre 1998, 18 000 spectateurs se pressent au Palais de Bercy à Paris pour acclamer Cheb Khaled, Rachid Taha et Faudel lors d’un concert historique immortalisé par l’album 1,2,3 Soleils. Ce triomphe populaire (plus d’un million de disques vendus) marque la reconnaissance massive de la musique maghrébine en France.
Des premières mélodies chaâbi fredonnées loin de la terre natale jusqu’aux hymnes de rap scandés par les enfants de la deuxième et troisième génération, la musique a accompagné, raconté et parfois influencé les parcours des immigrés maghrébins et de leurs descendants. Plongée dans sept décennies d’histoire où la musique a tour à tour permis de préserver la mémoire, d’exprimer la révolte, la douleur de l’exil, la fierté des racines et l’affirmation d’une identité hybride.
Années 1950-1970 : des chansons d’exil dans les foyers
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la France fait appel à une main-d’œuvre massive venue d’Algérie, du Maroc et de Tunisie pour reconstruire le pays. À partir des années 1950, des centaines de milliers de Maghrébins débarquent ainsi en métropole, souvent seuls, laissant femmes et enfants au bled. Logés dans des foyers de travailleurs à la périphérie des villes ou dans des bidonvilles, ces ouvriers déracinés apportent avec eux leur langue, leur culture… et leur musique.
Le soir, dans la promiscuité des dortoirs ou autour d’un verre de thé à la menthe au café du coin, on écoute des airs du pays qui réchauffent le cœur. Dès les années 60, des voix emblématiques émergent pour chanter la ghorba – l’éloignement, l’exil. Le légendaire Slimane Azem, ouvrier kabyle et poète, enregistre en France des morceaux qui évoquent avec finesse l’expatriation et le racisme ordinaire. Son contemporain Dahmane El Harrachi, installé à Paris, met en garde ceux qui idéalisent l’aventure en métropole. Dans son célèbre morceau "Ya Rayah”, il prévient l’émigrant : « Comme d’autres avant toi, tu partiras et tu reviendras ».
Beaucoup d’immigrés de cette première génération rêvent en effet de rentrer “au pays” après avoir trimé en France – un espoir souvent déçu, qui alimente une profonde mélancolie dans la musique. Parallèlement, une véritable scène musicale maghrébine commence à se structurer dans l’Hexagone. À Paris, des cabarets orientaux comme El Djazaïr ou Tam-Tam accueillent des vedettes nord-africaines dès les années 60
Années 1980 : le raï, bande-son d’une génération “beur”
Au tournant des années 1980, les enfants de la première vague d’immigration maghrébine ont grandi en France. On les appelle la génération “beur”, terme argotique (verlan de “Arabe”) qui désigne ces jeunes nés ou arrivés en bas âge en France, tiraillés entre deux cultures. Eux n’ont pas connu directement la terre du Maghreb, mais ont hérité de leurs parents la langue, les chansons et les souvenirs du pays – ainsi que la douleur du déracinement et parfois le sentiment d’être des citoyens de seconde zone. En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme (dite “Marche des Beurs”) témoigne de l’aspiration de cette génération à la reconnaissance. Et la musique, une fois encore, va servir de catalyseur à cette quête identitaire. C’est justement dans ce contexte qu’un nouveau son venu d’Algérie conquiert les oreilles des jeunes Maghrébins de France : le raï. Né dans les faubourgs populaires d’Oran, le raï des années 70 était l’expression rebelle de la jeunesse algérienne – un mélange électrique d’instruments traditionnels, d’orgue électronique et de paroles crues sur l’amour, la fête, mais aussi le désespoir et l’exil. Au début des années 80, porté par des pionnières comme Cheikha Rimitti (considérée comme la “mère du raï”) et par la nouvelle vague des chebs (“jeunes”), le raï traverse la Méditerranée et s’installe en France.
Les cassettes de Cheb Hasni, chanteur au timbre vulnérable qui incarne le “raï sentimental”, circulent dans tous les foyers maghrébins de Marseille à Paris. Son répertoire de mélodies d’amour et de complaintes de l’exil touche en plein cœur une jeunesse déchirée entre deux cultures – au point que son assassinat à Oran en 1994 choque profondément la diaspora algérienne en France.
« Le raï des années 1980 devient un marqueur social et politique. Il raconte la vie des immigrés, les injustices, mais aussi l’amour, les fêtes, et la fierté d’exister autrement », résume l’historienne Naïma Yahi. Parallèlement au raï, d’autres courants musicaux naissent du bouillonnement identitaire de l’époque.
À Lyon, un jeune immigré algérien du nom de Rachid Taha fonde en 1980 le groupe Carte de Séjour avec des amis musiciens. Leurs morceaux fusionnent rock punk et sons du bled sur des textes incisifs dénonçant le racisme. En 1986, leur reprise de “Douce France” de Charles Trenet fait scandale : avec une ironie mordante, R chid Taha transforme ce tendre hymne patriotique en une satire de la marginalisation des enfants d’immigrés.
« Douce France, cher pays de mon enfance », chante-t-il d’une voix rocailleuse, comme pour mieux pointer du doigt une France qui refuse d’aimer ses propres enfants issus de l’ex-colonie. Le message choque une partie de l’opinion, mais frappe les esprits : pour la première fois, des “Beurs” se réapproprient un monument de la chanson française afin de faire entendre leur réalité. « Le harcèlement, les humiliations, je les ai vécus », confiera plus tard Rachid Taha pour expliquer sa révolte musicale.
À sa suite, d’autres artistes franco-maghrébins expérimentent la fusion des genres : le Kabyle Idir fait découvrir au grand public la poésie berbère avec “A Vava Inouva” en 1976 (première berceuse kabyle à tourner sur les radios françaises), le rocker Djamel Allam mêle folk anglo-saxon et rythmes algériens, tandis que le groupe Les Abranis invente le rock psychédélique kabyle.
Années 1990 : le raï conquiert la France
Après avoir longtemps prospéré dans l’ombre, la musique maghrébine explose au grand jour dans les années 1990. Le raï en particulier connaît un âge d’or et passe des quartiers immigrés aux scènes grand public. En 1992, Cheb Khaled fait danser toute la France – et bientôt le monde entier – avec “Didi”, tube enjoué mêlant darija (arabe dialectal) et refrains fédérateurs. Surnommé le “King du raï”, Khaled remplit les zéniths et hisse la musique de son Oranie natale au sommet des hit-parades européens. Dans son sillage, Cheb Mami séduit le public hexagonal avec “Parisien du Nord” (1999), duo passant en boucle sur les ondes, où sa voix de miel répond au rappeur K-Mel sur un mélange de raï et de hip-hop.
Le raï devient alors tendance, jouant à la fois dans les boîtes de nuit et dans les émissions de variétés du samedi soir. Pour les enfants d’immigrés maghrébins, quelle revanche de voir leur musique ainsi plébiscitée par le grand public !
Le couronnement de cette reconnaissance arrive à l’automne 1998 avec le fameux concert 1,2,3 Soleils à Bercy. Sur scène, Khaled, Rachid Taha et le jeune Faudel (révélé comme le “petit prince du raï”) unissent leurs voix devant des milliers de fans en transe. Le spectacle est grandiose : orchestre oriental, guitares rock et même un duo inattendu mêlant raï et reprise d’Edith Piaf. L’album live issu de la soirée se vend à plus d’un million d’exemplaires. Soudain, la musique maghrébine n’est plus vue comme exotique ou « communautaire » : elle fait partie du patrimoine musical français.
Années 2000 : le rap maghrébin, voix des enfants du « bled »
Avec le tournant des années 2000, c’est un autre genre qui s’impose comme porte-voix des jeunes d’origine maghrébine : le rap. Si le hip-hop français émerge dès la fin des années 80, il explose dans les années 90 et 2000, emmené par des artistes souvent issus de l’immigration. Pour toute une génération de Beurs, le rap devient le médium idéal afin d’exprimer colère sociale, soif de reconnaissance et attachement à une double culture. Les enfants des banlieues, qu’ils soient arabes, noirs ou blancs, partagent les mêmes galères de chômage, de discrimination et de relégation territoriale, et trouvent dans le rap une tribune puissante.
Dès la fin des 90s, le groupe 113 (composé de jeunes de Vitry-sur-Seine dont deux d’origine algérienne et marocaine) fait un carton avec “Tonton du bled” (1999). Ce morceau à l’humour bon enfant raconte le fameux oncle resté au pays qui débarque en visite en France, les valises pleines de souvenirs et de cadeaux. « Je voulais rester à la cité, mon père m’a dit “le le la” / ... Alors dans une semaine je rentre à Vitry ?», rappe Rim’K, le leader du groupe, en mêlant français et phrases en arabe algérien. Le succès de Tonton du bled – et de l’album Les Princes de la ville – révèle au grand public un rap ancré dans la double culture franco-maghrébine, où l’on peut citer Vitry et Béjaïa dans un même couplet sans complexe.
À la même époque, d’autres noms marquent le rap “made in banlieue” : le trio Sniper (dont les rappeurs Tunisiano et Aketo sont d’origine maghrébine) choque les bien-pensants avec “La France” (2003), un titre coup de poing dénonçant le racisme, qui vaudra au groupe un procès en incitation à la haine (ils seront relaxés). Mais loin des polémiques, la plupart des rappeurs d’origine maghrébine comme Sinik s’attachent surtout à raconter leur réalité quotidienne et celle de leur quartier, entre espoirs et désillusions. Médine, rappeur havrais d’ascendance algérienne, s’impose dans les années 2000-2010 comme l’une des voix les plus éloquentes sur les questions d’identité, de religion et d’histoire post-coloniale. Portant fièrement sa double appartenance, il signe des morceaux engagés comme “Alger pleure” (évoquant les blessures de la guerre d’Algérie) ou “17 octobre” (sur la répression sanglante des Algériens à Paris en 1961). Médine revendique l’héritage de l’immigration tout en affirmant son ancrage français. Dans un de ses textes, il lance ainsi à l’extrême-droite obsédée par le « remigration » des descendants d’immigrés : « Aucun de nous ne va re-migrer, du Pas-de-Calais aux Pyrénées, on est inscrits dans leur pédigrée ».
2010 à nos jours : fiertés plurielles et nouveaux métissages
Dans les années 2010, l’héritage musical maghrébin en France continue de se réinventer. Désormais, il ne s’agit plus seulement de chanter le déracinement ou la discrimination : il s’agit aussi de célébrer des identités plurielles pleinement assumées. Une nouvelle vague d’artistes, souvent nés en France de parents ou grands-parents maghrébins, brouillent les frontières des genres avec une aisance décomplexée. Le raï traditionnel se mue en raï’n’B ou en pop urbaine, le rap intègre des mélodies orientales, et les rythmes gnawa du Maroc rencontrent l’électro dans les night-clubs parisiens.
Cette hybridation permanente témoigne d’une créativité foisonnante, mais aussi d’une affirmation identitaire sereine : les enfants de l’immigration n’ont plus peur de revendiquer toutes les facettes de leur héritage. Parmi les figures marquantes de cette période, on peut citer DJ Snake, enfant de banlieue parisienne d’origine algérienne, qui conquiert la planète avec des hits électro tout en glissant çà et là des clins d’œil aux sonorités orientales. Ou encore Soolking, rappeur-chanteur venu d’Alger, qui mêle le raï de son enfance aux beats trap de sa nouvelle patrie d’adoption, enchaînant les succès des deux côtés de la Méditerranée. Des chanteuses comme Kenza Farah ou Zaho apportent également une touche féminine à ce paysage, posant leur voix RnB sur des nappes de cordes orientales et prouvant que la fierté maghrébine se conjugue aussi au féminin.
Une histoire française en musique
En l’espace de soixante-dix ans, la musique des immigrés maghrébins est passée des bas-fonds de l’Hexagone à la lumière des projecteurs. Elle a été tour à tour un baume sur les blessures de l’exil, une arme de contestation, un pont entre deux rives de la Méditerranée, puis un fier emblème d’une France métissée. Chaque époque a vu émerger des artistes emblématiques qui ont su mettre en chanson les espoirs et les révoltes de leur génération : Dahmane El Harrachi chantant la peine du travailleur déraciné dans les sixties, Rachid Taha criant sa colère d’enfant d’immigrés dans les années 80, Khaled faisant danser la France entière sur un air de raï dans les années 90, ou Sinik et Médine posant un regard acéré sur l’identité française au XXIe siècle. Aujourd’hui, la chanson de l’immigration maghrébine fait partie intégrante de l’histoire culturelle française.
De la mandoline de Slimane Azem au micro de La Fouine, en passant par la guitare électrique de Rachid Taha, la musique maghrébine a raconté une histoire de France au pluriel. Une histoire faite d’exil et d’espoir, de douleur et de fête, de refus de l’injustice et de fierté d’appartenir à deux mondes. Et si aujourd’hui les enfants et petits-enfants d’immigrés maghrébins trouvent leur place dans la société, c’est aussi un peu grâce à ces mélodies transmises comme un flambeau, de génération en génération.
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